Avec la « Révolution de juillet » en 1952, pour la première fois depuis des millénaires, les Égyptiens ont pu se vanter qu’un leader de souche égyptienne, Gamal Abdel Nasser, dirigerait leur pays : depuis le renversement du dernier pharaon près de 2 500 ans auparavant, l’Égypte avait été gouvernée par une foule d’envahisseurs étrangers - Perses, Grecs, Romains, Arabes, Turcs, et les Britanniques, pour n’en nommer que quelques-uns. Après 1952, on croyait que l’Égypte serait enfin égyptienne.
Pourtant, bien que Nasser était égyptien, l’esprit de l’époque qui l’a porté au pouvoir était arabe – le nationalisme arabe ou « panarabisme », soit la théorie selon laquelle tous les peuples de langue arabe, du Maroc à l’Irak, devraient s’unifier. (Outre Nasser, la marée du panarabisme a également porté au pouvoir Mouammar Kadhafi en Libye, Hafez Assad en Syrie et Saddam Hussein en Irak.)
La révolution a arabisé l’Égypte de manière significative. En témoigne le changement du nom du pays : la République d’Égypte est devenue la République arabe d’Égypte. Avant 1952, on pouvait parler d’une identité et d’un caractère égyptien distincts. Après 1952, cette identité a fait place à une identité arabe, laquelle a favorisé l’émergence d’une identité islamique. Comme l’écrivait récemment l’égyptologue Wassim al-Sissy, la révolution « a effacé le caractère égyptien, qui était connu pour ses valeurs de tolérance, d’amour, de liberté et ainsi de suite. La révolution a créé une nation d’esclaves ».
Mes parents d’origine égyptienne, qui ont personnellement vécu la révolution de 1952 avant d’immigrer aux États-Unis, évoquaient souvent ce changement. J’ai grandi en entendant souvent comment l’Égypte d’avant la révolution ne ressemblait en rien à ce qu’elle est maintenant. Selon eux, parce qu’elle était sous domination britannique, elle était plus libre et plus laïque, peu de femmes portaient le hijab et Alexandrie était une sorte de «mini-Europe ». En effet, si on regarde les photos prises dans les années 1940 en Égypte et qu’on les compare à des images d’aujourd’hui, on pourrait croire que les premières ont été prises en Europe et les dernières en Arabie.
Bref, les Égyptiens se voyaient d’abord comme des Égyptiens. Aucun Égyptien ne se serait identifié comme « Arabe », un mot qui à l’époque avait pour les Égyptiens une connotation de « simples bédouins ». (Après tout, se considérer comme « Arabes » parce que leur langue maternelle est l’arabe est aussi illogique, pour les Égyptiens, que si les Noirs américains se considéraient comme « Anglais » parce que leur langue maternelle est l’anglais). Dans les décennies qui ont précédé la révolution, il y avait même un fort Mouvement pharaoniste dirigé par des penseurs influents comme Taha Hussein, qui cherchait à définir et à promouvoir une identité nettement égyptienne.
Aujourd’hui, alors qu’elle est agitée par une révolution, l’Égypte pourrait se retrouver avec une identité encore plus étrangère. Les Frères musulmans sont présents: si la révolution de 1952 a arabisé l’Égypte, une prise de pouvoir par les Frères va l’isamiser, ce qui l’éloignerait encore davantage de ses racines. Les nationalistes arabes, dont l’islam était notoirement doux, ont maintenu les vestiges de l’identité égyptienne. Par contre, l’islam salafiste promu par la Confrérie des Frères musulmans d’Égypte depuis sa fondation en 1928 est complètement étranger à l’Égypte.
À titre d’exemple, contrairement au nationaliste arabe égyptien qui tire une grande fierté du patrimoine antique de sa nation, l’islamiste égyptien d’aujourd’hui se réjouit de le rejeter et de le condamner : il appelle les pharaons des « infidèles » et des « tyrans » (selon la terminologie du coran nettement arabe), allant jusqu’à tenter de détruire les plus fiers trésors de l’Egypte, comme on l’a vu avec les récentes attaques contre les musées d’Égypte - ce qui n’est guère le comportement de quelqu’un qui se considère «Égyptien».
Né aux États-Unis, je suis souvent retourné en Égypte, à commencer en 1974 quand j’avais un an. Mon expérience de l’évolution de l’identité égyptienne est différente de celle de mes parents : ils ont été témoins de l’arabisation de l’Égypte, alors que j’ai observé son islamisation. Pourtant, par expérience personnelle, je sais aussi que tous les Égyptiens ne partagent pas l’idéologie des Frères musulmans. Ainsi, il y a une importante minorité chrétienne, les Coptes, lesquels ont clairement le plus à perdre advenant l’arrivée au pouvoir de la Fraternité. Il y a aussi de nombreux laïcs. Autrement dit, un grand nombre de ceux qui manifestent dans les rues du Caire le font pour des raisons banales – la nourriture et l’emploi, plutôt que l’application de la charia (qui, incidemment, est déjà une « source principale de législation» en vertu de la constitution de l’Égypte).
Le problème réside toutefois dans le fait qu’en plus de bénéficier d’une solide base de soutien direct, les Frères musulmans sont particulièrement prêts à assumer le leadership tout simplement parce que de nombreux musulmans en sont venus à leur faire confiance même s’ils n’adhèrent pas à leur idéologie. Après tout, le Hamas, qui est connu pour s’attirer la faveur des gens en pourvoyant à leurs besoins de base, a appris cette stratégie directement de son organisation-mère : les Frères musulmans d’Égypte.
Ainsi, au moment où l’Égypte connaît des turbulences, il est bon de rappeler que, fondamentalement, la vision qu’ont les Égyptiens d’eux-mêmes déterminera qui ils seront. L’avenir de l’Égypte commence quand les Égyptiens se considèrent comme des Égyptiens, et non des Arabes, et certainement pas des islamistes. Cela ne veut pas dire que les Égyptiens doivent ressusciter la langue pharaonique, s’habiller comme Imhotep et vénérer les chats. Au contraire, comme l’affirment encore à ce jour Taha Hussein et d’autres, l’identité égyptienne doit être ressuscitée, permettant ainsi à tous les fils et à toutes les filles de la nation de travailler ensemble pour un avenir meilleur sans le fardeau de poids morts étrangers, à savoir l’arabisme ou, pire, l’islamisme.