Middle East Quarterly

Spring 2011

Volume 18: Number 2

Les chrétiens de Turquie en état de siège

Translated by: CSI-Suisse

Le 3 juin 2010, le meurtre brutal du chef de l’Église catholique en Turquie, Mgr Luigi Padovese, a ébranlé la petite communauté chrétienne opprimée1. L’évêque de 62 ans dirigeait les efforts du Vatican pour améliorer les relations islamo-chrétiennes en Turquie. Il a été poignardé à plusieurs reprises à son domicile d’Iskenderun par son chauffeur et garde du corps, Murat Altun. Celui-ci a parachevé le massacre en décapitant Mgr Padovese et en criant : « J’ai tué le grand Satan. Allahou Akhbar ! » Il a ensuite dit à la police qu’il avait agi par obéissance à un « commandement de Dieu »2.

Cet assassinat est donc clairement djihadiste, mais autant les autorités turques que les gouvernements occidentaux et le Vatican ont réagi par la dissimulation et la négation. Cette attitude n’est pas pour surprendre : depuis le 11 septembre 2001, il est devenu normal de nier toute association entre l’islam et des actes de violence, en dépit de nombreuses preuves contraires3. Mais, tandis que ce déni cherchait sans doute gagner les cœurs et les esprits des musulmans (à l’inverse des chrétiens, des juifs ou de tout autre groupe religieux), il a servi à encourager le terrorisme islamiste et à exacerber la persécution des minorités non musulmanes, même dans les États islamiques les plus séculiers. Malgré les éloges du président américain Barack Obama pour sa « démocratie laïque forte, vivante »4 et la rhétorique de l'« alliance des civilisations » du Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan, la Turquie est très fortement enracinée dans le paradigme de l’affrontement des civilisations. Tant qu’Ankara n’est pas prêt à lutter contre la « christophobie » répandue qui incite à la violence et à d’autres formes de répression, les chrétiens du pays sont condamnés à rester une minorité opprimée et discriminée. Ainsi donc, l’aspiration de la Turquie à se tourner vers la démocratie et à s’intégrer pleinement dans l’Europe restera un projet avorté dans l’œuf.

La victime et sa mission

Consacré évêque en novembre 2004, six mois après l’intronisation du cardinal Joseph Ratzinger à la papauté, Mgr Padovese appartenait au corps des clercs perspicaces et proactifs qui partageaient la vision œcuménique de l’Église de Benoît XVI et qui envisageaient avec lui une mission mondiale d’évangélisation, en particulier dans le Moyen-Orient islamique où un siècle de déchristianisation acharnée menace l’existence même de la communauté chrétienne.

La mission de Mgr Padovese envers la communauté chrétienne de Turquie consistait à sauver de l’extinction la communauté chrétienne du pays et à créer des conditions pour sa renaissance religieuse et culturelle. Refusant le fait que l’Église soit soumise au statut historique de dhimmi (minorité religieuse protégée sous l’islam, peu ou prou réduite au seul exercice du culte, sans autre activité légitime), Mgr Padovese considérait la candidature d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne comme une occasion dorée pour gagner des concessions significatives de la part d’Ankara. Il fondait de grands espoirs sur l’Assemblée spéciale pour le Moyen-Orient du synode des évêques qui a eu lieu à Rome en octobre 20105. Malheureusement, ce synode s’est terminé sur un ton aigre. Tout en confirmant le changement positif du IIe concile œcuménique du Vatican dans son attitude envers le judaïsme et le rejet sans équivoque de l’antisémitisme, les évêques du Moyen-Orient ont cherché à améliorer la sécurité de leurs ouailles en jouant la carte anti-Israël et en critiquant vertement ce pays (le seul de la région abritant une population chrétienne en croissance) par des paroles sans ménagement, qui n’avaient jamais été employées envers aucun État islamique, fût-ce le plus répressif.

S’il n’avait pas été assassiné, Mgr Padovese se serait rendu à Chypre le lendemain pour y rencontrer le pape, en vue du lancement de l’Instrumentum laboris du synode (le plan stratégique du Vatican pour faire revivre le christianisme dans son berceau, le Moyen-Orient), à l’élaboration duquel il avait considérablement contribué.

Bien qu’il soit écrit dans le jargon discret du Vatican, l’Instrumentum laboris contient en filigrane de nombreuses analyses sévères à l’égard des évènements qui se sont produits en Turquie et dans l’ensemble du Moyen-Orient6. En contraste avec le ton adopté depuis le 11 septembre 2001 qui minimise les aspects peu présentables de l’islamisme, ce document n’occulte pas la situation défavorable des chrétiens dans le monde islamique, et identifie la question des droits de l’homme, y compris la liberté de religion, comme un élément central pour le bien-être de l’ensemble de la société :

« Souvent, les relations entre chrétiens et musulmans sont difficiles, principalement parce que les musulmans ne font aucune distinction entre la religion et la politique, reléguant ainsi les chrétiens dans une position précaire où ils sont considérés comme des non-citoyens, même s’ils étaient déjà citoyens du pays bien avant la montée de l’islam. La clé pour une vie harmonieuse entre les chrétiens et musulmans est de reconnaître la liberté de religion et les droits de l’homme. »7

Cette vie harmonieuse devait être atteinte par une politique de dialogue, définie par Benoît XVI au début de son pontificat comme « une nécessité vitale dont dépend dans une large mesure notre avenir »8, dialogue qui permettrait de reconnaître une base commune entre les deux religions : le service rendu à la société, le respect des valeurs morales générales, la résistance au syncrétisme, l’opposition commune à l’athéisme, au matérialisme et au relativisme émanant du monde occidental, ainsi que le rejet collectif de la violence pour des motifs religieux, à savoir « tuer au nom de Dieu ».

Le meurtre brutal du chef de l’Église catholique en Turquie, Mgr Luigi Padovese (ici en 2006, conduisant le cortège funèbre d’un autre prêtre tué, le père Andrea Santoro) a fait l’objet d’un déni et d’interprétations obscures, de la part des autorités turques, mais aussi des gouvernements occidentaux et même du Vatican.

L’Instrumentum laboris a également encouragé une recherche réalisée avec des réformateurs musulmans, pour un nouveau système de relation entre l’Église et l’État, auquel le document se référait en parlant de « laïcité positive ». Mais le Vatican ne considère pas que la laïcité de la Turquie soit la réponse, même si l’administration américaine l’avait saluée comme un modèle pour le monde islamique (autant sous le président George W. Bush que sous Barack Obama). L’Instrumentum laboris déclare (sans aucun doute sous l’influence de Mgr Padovese) : « Actuellement, en Turquie, l’idée de “laïcité” pose de nombreux problèmes pour la pleine liberté de religion dans le pays ». Ce document n’a rien approfondi ; il a simplement déclaré que cette « laïcité positive » (par opposition à « laïcité turque ») aurait pour objectif d’aider à éliminer le caractère théocratique du gouvernement et de permettre une plus grande égalité entre les citoyens de religions différentes. Cela favoriserait la promotion d’une saine démocratie, laïque et positive dans sa nature, qui reconnaîtrait aussi pleinement le rôle de la religion dans la vie publique, tout en respectant complètement la distinction entre l’ordre religieux et l’ordre civil9.

Ce sont ces principes qui ont guidé la mission turque de Mgr Padovese. Il a travaillé dans la claire conscience que « le témoignage fidèle de Christ », comme le document préparatoire du synode le reconnaît, « peut conduire à la persécution »10. Et c’est ce qui s’est passé.

La conspiration du silence

Quelques heures après la mort de Mgr Padovese, le gouverneur provincial a annoncé les résultats des investigations de la police en privilégiant l’idée que le meurtre n’avait pas de mobile politique, mais qu’il était le fait d’un fou ayant agi seul11. Par ailleurs, dans une tentative d’éliminer tout motif islamiste, NTV Turquie a annoncé que le meurtrier n’était pas un musulman, mais un converti au catholicisme12. Ensuite, la police a laissé « fuir » deéclarations fantaisistes de l’assassin qui aurait été « abusé » dans une relation homosexuelle avec l’évêque ; ce meurtre aurait donc été un acte de « légitime défense »13.

Il est vrai que le ministre turc de la Culture et du Tourisme Ertuğrul Günay a publié un court message de condoléances au nom du gouvernement14 et que le ministère des Affaires étrangères a exprimé ses regrets aux médias internationaux. Mais ni le président Abdullah Gül, ni le Premier ministre Erdoğan n’ont exprimé leurs propres condoléances ; ils n’ont pas davantage abordé publiquement le meurtre du chef de l’Église catholique de leur pays. Même la déclaration du ministère des Affaires étrangères prend soin de mettre en évidence les « problèmes psychologiques » présumés de l’assassin15.

Le silence de M. Erdoğan en réponse à cette tragédie nationale a été particulièrement frappant. Le Premier ministre turc, leader d’un parti islamique (le Parti pour la justice et le développement AKP – Adalet ve Kalkinma Partisi) s’est pourtant présenté comme le principal architecte et commanditaire associé du programme de l’ONU qui présente un modèle pour promouvoir une « alliance des civilisations » globale, associé au Premier ministre espagnol Jose Luis Rodrigues Zapatero. La diversité, le dialogue interculturel et l’opposition à l’isolement de « l’autre » ont été parmi les principes énoncés par M. Erdoğan dans ses tentatives de présenter la Turquie comme « le meilleur remède contre les théories de l’"affrontement des civilisations” »16. La décapitation d’un ecclésiastique chrétien âgé par un musulman fanatique ne pouvait pas faire mieux que d’envoyer un message clair : cet affrontement était en pleine éclosion dans le pré carré de M. Erdoğan.

En outre, à l’époque de l’assassinat, M. Erdoğan manifestait, par des menaces à peine voilées, l’impatience croissante de la Turquie face à la lenteur de son processus d’intégration à l’UE ; en même temps, il cherchait à améliorer son image dans le monde islamique par une diplomatie anti-Israël menaçante, cela pour répondre à l’interception de la flottille de Gaza, d’origine turque17. Dans ce contexte, il n’avait rien à gagner, mais beaucoup à perdre, en faisant les gros titres à propos de l’exécution de Mgr Padovese.

Washington et ses alliés européens avaient une attitude similaire: quand bien même les diplomates occidentaux parlaient du meurtre de l’évêque, ils empruntaient le même ton feutré qui était utilisé pour évoquer le génocide arménien de la Première Guerre mondiale en Turquie, la terreur qui a suivi contre les communautés chrétiennes résiduelles et les villages kurdes, l’invasion de Chypre en 1974 suivie du nettoyage ethnique de la population chrétienne sous occupation et le blocus de l’Arménie voisine.

Bien conscient de l’absence de soutien des puissances occidentales, le Vatican a agi rapidement pour éviter une confrontation avec la Turquie. Malgré une observation précoce de la part du porte-parole du Vatican, Federico Lombardi, qui pense que le meurtre souligne les « conditions difficiles » de l’Église dans la région18, l’explication officielle a été rapidement harmonisée avec celle d’Ankara. Dans une déclaration diffusée sur Radio Vatican le même jour, M. Lombardi a réfuté son commentaire précédent en précisant que des « mobiles politiques pour l’attaque ou d’autres motivations liées aux tensions sociopolitiques doivent être exclus. » Il a également insisté sur le « déséquilibre mental » du tueur19, comme si les psychopathes solitaires pouvaient être la source principale des conditions difficiles de l’Église dans le monde islamique !

Le lendemain du meurtre, le pape Benoît XVI était en route vers l’un des points chauds dans les relations islamo-chrétiennes de l’Europe, l’île divisée de Chypre. Il a cherché lui-même à couper court aux spéculations qui circulaient sur les mobiles de l’assassinat. Il a admis qu’il avait encore « très peu d’informations » sur le meurtre. À la grande stupéfaction des chrétiens de Turquie, il a approuvé le réflexe du gouvernement qui n’a pas reconnu le motif politico-religieux, en déclarant : « Nous ne devons pas attribuer le fait [du meurtre de Mgr Padovese] à la Turquie [...]. Ce qui est certain, c’est que ce n’était pas un assassinat politique ou religieux. »20

La leçon de Ratisbonne

Pourquoi le pape Benoît XVI a-t-il si rapidement nié tout motif politique ou religieux à l’assassinat de Mgr Padovese, à un moment où tant de détails sur le crime étaient encore inconnus ? Benoît XVI s’est expliqué : « Nous ne voulons pas que cette situation tragique s’imbrique dans le dialogue avec l’islam ou dans tous les problèmes de notre voyage [à Chypre]. »21 Une querelle avec Ankara à ce moment particulier aurait certainement pu avoir des répercussions négatives pour l’Église. Mais derrière la timidité du pontife reposait sa prise de conscience aiguë du fait qu’il était facile de déclencher la rage destructrice des puissances islamiques, face à la faiblesse temporelle de son Église.

En effet, quelques mois avant son intronisation en mai 2005, le futur pape avait provoqué la consternation en Turquie, en désapprouvant sa demande d’adhésion à l’UE car « historiquement et culturellement, la Turquie a peu de choses en commun avec l’Europe ».22 À l’égard de l’élection de Ratzinger à la papauté, M. Erdoğan a estimé que sa « rhétorique doit changer à partir de maintenant [...], parce que ce poste, cette responsabilité, le demandent »23.

Benoît XVI a baissé le ton, mais pas avant les manifestations, la violence et les menaces qui ont suivi son discours désormais célèbre à l’université de Ratisbonne en septembre 2006. C’était juste deux mois avant de se rendre à Istanbul pour sa première incursion papale en terre musulmane. À Ratisbonne, le pape avait abordé l’un des points-clés qui entravent les relations harmonieuses entre les pays musulmans et le reste du monde : la question sensible du djihad violent comme moyen légitime pour faire progresser l’islam24.

Dans son discours, le pape a outrepassé une ligne rouge tracée par les élites politiques musulmanes à travers le monde. M. Erdoğan a rejoint les religieux musulmans et les hommes d’État en colère, en demandant que le pape s’excuse pour ses « déclarations fausses, laides et malheureuses ». C’était aussi une remise en cause de la visite papale planifiée à Istanbul25. M. Erdoğan a été suivi par le directeur des affaires religieuses Ali Bardakoğlu (le surveillant du soutien financier massif de l’État turc en faveur des institutions islamiques, comprenant celles d’Europe, surtout celles d’Allemagne26), qui a condamné le message du pape comme reflétant « la colère, l’hostilité et la haine » et relevant d’une « mentalité de croisé et de guerre sainte »27. Le vice-président du parti AKP de M. Erdoğan, Salih Kapusuz, a annoncé que le discours de Ratisbonne plaçait Benoît XVI dans la « même catégorie que Hitler et Mussolini »28.

Resté isolé et exposé par Washington et par l’Europe, le pape a rapidement succombé à la pression. Pour assurer sa position, il n’a pas retiré un seul mot prononcé à Ratisbonne, et ses excuses n’étaient qu’une explication pleine de regrets plutôt que la reconnaissance d’une quelconque erreur. Mais son attitude humble et apaisante était suffisamment conciliante pour sauver le dialogue de son Église avec l’islam et laisser la porte ouverte à Istanbul. Depuis, il a fait d’énormes efforts pour tempérer son langage et pour faire des gestes flatteurs afin d’éviter des réponses musulmanes fanatiques.

Considérons la visite de Benoît XVI en Turquie en novembre 2006, sa première visite papale dans un pays à majorité musulmane. Tout en réitérant le plaidoyer coutumier du Vatican en faveur de la liberté de religion, ses remarques ont été éclipsées par des gestes de bonne volonté visant à souligner son estime pour l’islam et le gouvernement musulman de Turquie : sa prière en direction de la Mecque dans la mosquée bleue d’Istanbul et son éloge de M. Erdoğan pour le rôle qu’il a pris dans le lancement de l'« alliance des civilisations »29.

La meilleure nouvelle, pour M. Erdoğan, a été l’indication que le pape était dorénavant favorable à l’adhésion de la Turquie à l’UE30. Bien que le Vatican n’ait fait aucune mention de cela, la presse turque a annoncé que Benoît XVI avait approuvé le plan de M. Erdoğan qui souhaite créer un bureau de la Direction des affaires religieuses turques à Bruxelles, en vue de « s’opposer aux efforts pour attiser l’islamophobie »31.

Le discours de Ratisbonne a donc conduit à harmoniser le langage diplomatique du Vatican avec celui de la Turquie et de l'« alliance des civilisations » qui, apparemment, n’avaient pas été affectées par le meurtre de Mgr Padovese. La violence antichrétienne reste un puissant facteur d’influence sur le langage de l’Église. En effet, cette dernière doit rechercher un équilibre entre d’une part sa défense fondamentale et inébranlable de la liberté de religion et son opposition à tuer au nom de Dieu, et d’autre part la poursuite du dialogue avec la Turquie et les autres États à majorité musulmane.

L’affaire se corse

Les chrétiens de Turquie n’ont pas accepté unanimement les dénégations d’Ankara et du Vatican sur les circonstances du meurtre. Le premier à s’y opposer a été l’archevêque de Smyrne, Mgr Ruggero Franceschini, le successeur de Mgr Padovese en tant que chef de l’Église catholique du pays. Il a rejeté l’explication officielle du meurtre de son collègue et a soutenu que le pape avait reçu de « mauvais conseils » qui l’avaient conduit à rejeter tout motif politique ou religieux à l’assassinat32.

L’archevêque a vécu à Iskenderun, le lieu de l’assassinat. Il connaissait personnellement le meurtrier et sa famille. Dans l’espoir de vérifier ce qui s’était réellement passé, il s’est immédiatement rendu sur les lieux du crime. Il a alors déclaré à la presse qu’il ne pouvait pas accepter le « mensonge pieux concocté en hâte et par trop conventionnel » au sujet de la folie de l’assassin. Il a également rejeté l’allégation qui présentait l’assassin comme un homme converti au catholicisme, confirmant qu’il était un musulman non-pratiquant33.

L’archevêque ne doute pas du mobile religieux et politique du meurtre. « Je crois qu’avec ce meurtre, qui est clairement religieux, nous sommes confrontés à quelque chose qui va au-delà du gouvernement, a-t-il dit. Cela pointe vers des groupes nostalgiques, peut-être anarchistes, qui veulent déstabiliser le gouvernement. Les modalités mêmes du meurtre ont pour but de manipuler l’opinion publique. »34

L’archevêque soupçonnait un crime orchestré par l'« État profond » de la Turquie, une organisation obscure qui regroupe des personnages puissants au sein de l’État, notamment des officiers de l’armée et des services de sécurité. Il aurait agi de concert avec des groupes extrémistes violents, tels les « Loups gris » ultranationalistes et le Hezbollah islamiste, ainsi que la pègre criminelle et apolitique. Tous ces groupes sont prêts à entreprendre des opérations spéciales illégales dans l’intérêt politique de l’élite dirigeante du pays35.

Dans un passé récent, l'« État profond » était imprégné de l’idéologie laïque du père fondateur de la république, Mustafa Kemal Atatürk. Mais, depuis son arrivée au pouvoir en 2003, l’AKP de M. Erdoğan s’est vigoureusement efforcé de mettre la main sur tous les leviers du pouvoir, y compris l'« État profond », en vue de promouvoir sa vision islamique « néo-ottomane » du pays36. En conséquence, l'« État profond » est devenu schizophrène, étant composé de membres anciens fidèles à l’opposition kémaliste, et de nouveaux membres fidèles au programme islamique de l’AKP.

Depuis 2007, les médias turcs ont nourri un flux constant de révélations sur un vaste réseau de l'« État profond », nommé Ergenekon. Les procureurs du gouvernement ont arrêté et inculpé plusieurs dizaines de responsables parmi les militaires et les services de sécurité, qu’ils soient à la retraite ou encore en activité, accusés de complots pour déstabiliser le gouvernement dominé par l’AKP. Des procès-fleuves sont déjà en cours.

Les documents de l'« État profond » publiés par l’accusation, s’ils sont considérés en toute objectivité, désignent Ergenekon comme une source d’activités anti-ecclésiastique. Ce réseau semble notamment avoir influencé la torture et le meurtre rituel, de style islamique, des trois éditeurs de livres chrétiens évangéliques dans la ville de Malatya en avril 200637.

Par analogie, le complot Ergenekon a été lié au meurtre du prêtre catholique, le père Andrea Santoro, âgé de 61 ans, abattu dans son église de Trabzon en février 2006. Des témoins rapportent que le tueur de 16 ans, reconnu coupable, a crié « Allahou Akbar » immédiatement avant de tirer38.

À l’époque, Mgr Padovese avait déclaré que l’assassinat « ne semblait pas fortuit », car il s’était produit à un moment de grandes tensions, en rapport avec l’affaire des caricatures danoises39. L’ancien nonce apostolique en Turquie, Mgr Antonio Lucibello, avait lui aussi soutenu qu’il y avait un cerveau derrière le meurtre du père Santoro40.

Par la suite, les procureurs ont attribué à un jeune de 17 ans, adepte de l’Ergenekon41, l’assassinat du journaliste arménien chrétien Hrant Dink en janvier 2007. Militant acharné et bien connu s’opposant au déni du génocide arménien par la Turquie, M. Dink avait été accusé d’avoir violé l’article 302 du Code pénal interdisant « les insultes à l’identité nationale turque ». Le corps pendu de Me Hakan Karadağ, l’avocat turc de Hrant Dink, a été trouvé dans des circonstances suspectes le lendemain du meurtre de Mgr Padovese42.

On ne peut affirmer si le prétendu complot Ergenekon contre l’AKP est une réalité ou s’il est une pure invention de l’AKP en vue de couvrir les efforts des islamistes de M. Erdoğan qui cherchent à convertir l'« État profond » en un instrument pour promouvoir leur propre programme électoral43. Mais, que ce soit les kémalistes ou les islamistes qui tirent les cordes, l'« État profond » est loin d’être un ami des chrétiens de Turquie.

Un ordre du jour anti-chrétien

La persécution, cependant, ne se borne nullement à l’action de l'« État profond ». Comme leurs homologues de la plus grande partie du Moyen-Orient islamique, les chrétiens de Turquie sont des victimes toutes désignées pour les actions arbitraires d’élites puissantes, composées de l’État islamique et d’acteurs non étatiques qui monopolisent l’usage de la violence. Les chrétiens les plus âgés conservent la mémoire vivante des massacres et des déportations en masse, commandités par l’État, qui ont abouti au génocide arménien lors de la Première Guerre mondiale. Durant le XXe siècle, la population chrétienne de Turquie a frôlé l’extinction44. L’année 1955 a vu la dernière violence massive anti-chrétienne, le pogrome anti-grec à Istanbul. Il a été lancé par l'« État profond » et a aussi fait payer un lourd tribut aux populations juives et arméniennes de la ville45.

Au sein des plus jeunes générations de chrétiens, ces souvenirs sont ravivés par de fréquents actes de violence discriminatoire, perpétrés à plus petite échelle. En février 2006, par exemple, un prêtre slovène a été attaqué par un gang d’adolescents dans le site de la paroisse d’Izmir (Smyrne), et cinq mois plus tard, un ecclésiastique de 74 ans a été poignardé par des jeunes Turcs dans une rue de Trabzon, si bien que Mgr Padovese a déclaré aux médias : « Le climat a changé. [...] Ce sont les prêtres catholiques qui sont attaqués. »46 En décembre 2007, un autre prêtre a été poignardé par un adolescent alors qu’il quittait son église après la messe dominicale47.

Un leader de la communauté protestante turque, le révérend Behnan Konutgan, a récemment enregistré des actes de violence contre les biens ecclésiastiques ainsi que le harcèlement physique des membres de plusieurs Églises ; de son côté, un sociologue turc de la religion renommé, Ali Çarkoğlu, a fait valoir qu’aucun rassemblement religieux non-musulman en Turquie n’était totalement sans risque48.

Les mesures de protection, qu’elles soient nationales ou internationales, ne fournissent pas une réponse suffisante pour la défense des chrétiens. Parler franchement de la persécution suscite des réactions hostiles, parfois mortelles. Le discours de l’Église est fortement influencé par cette réalité. Mais il existe quelques voix en Turquie qui ne tremblent pas devant les tabous imposés par le dialogue islamo-chrétien officiel ou l'« alliance des civilisations », alors même qu’une telle attitude est régulièrement sanctionnée par des actes de violence.

À la fin 2009, Bartholomée Ier, le patriarche œcuménique orthodoxe de Constantinople, habituellement obséquieux, est apparu dans l’émission 60 Minutes, sur CBS et a choqué l’establishment politique turc. S’entretenant avec Bob Simon, le patriarche n’a signalé aucune amélioration significative des conditions de l’Église. Au lieu de cela, il a soutenu que les chrétiens de Turquie étaient des citoyens de deuxième classe et qu’il s’était personnellement senti « crucifié » par un État qui voulait voir son Église mourir. Interrogé pour savoir si M. Erdoğan avait répondu aux demandes qui lui avaient été soumises dans le cadre de nombreuses réunions, Bartholomée Ier a répondu « Jamais »49.

Les dirigeants turcs ont réagi avec colère. « Nous considérons la métaphore de la crucifixion comme très malheureuse », a fait valoir le ministre des Affaires étrangères Ahmet Davutoğlu. « Dans notre histoire, il n’y a jamais eu de crucifixion, et il n’y en aura jamais. Je ne peux vraiment pas concilier cette métaphore avec la personnalité mature [de Bartholomée Ier] »50. Le président Gül a approuvé ce commentaire du ministre, tandis que le chef de la section pour les relations internationales du parti au pouvoir AKP, Kürşad Tüzmen, a sur-enchéri avec agressivité : « S’il y a quelqu’un qui est crucifié, ce sont les hommes politiques, les responsables de la sécurité et d’autres. Si [Bartholomée Ier] est un leader religieux et spirituel, il devrait être beaucoup plus prudent lorsqu’il fait une déclaration. Quelqu’un qui aime vraiment son pays doit être plus responsable. »51

Bartholomée Ier semble avoir touché une corde sensible. Malgré sa rhétorique de l'« alliance des civilisations », le gouvernement islamique de M. Erdoğan a maintenu une emprise serrée sur les institutions chrétiennes du pays et a bloqué toute réforme qui pourrait conduire à l’expansion du christianisme. Certes, le gouvernement a fait quelques concessions mineures aux institutions chrétiennes, notamment une législation qui accorde la possibilité, nouvelle mais très limitée pour des fondations chrétiennes, de récupérer une partie des biens confisqués52. Il ne s’agit cependant de rien de plus que d’un stratagème destiné à plaire à l’UE et à Washington, masquant des mesures hostiles tel le refus de rouvrir le séminaire théologique Halki (la seule institution en Turquie où le clergé orthodoxe pourrait être formé) tant que la Grèce et la Bulgarie n’auront pas amélioré les conditions de leurs minorités musulmanes53. En d’autres termes, Ankara ne considère pas un séminaire théologique comme une liberté religieuse, que ce soit pour l’Église orthodoxe ou pour toute autre Église, mais seulement comme un instrument de négociations pour améliorer la position de l’islam aux yeux des puissances occidentales.

En effet, alors que les Églises de Turquie ont longtemps joui de la liberté de culte, elles sont restées sans statut légal jusqu’à ce jour. La plupart de leurs activités ont lieu dans le cadre juridique des fondations qui fonctionnent sous la stricte supervision de la Direction générale des Fondations54 et d’autres institutions étatiques, dont un département secret de la sécurité nationale destiné à contrôler les minorités non-musulmanes55.

Récemment, les Églises se sont empêtrées dans des négociations embrouillées et des affaires judiciaires longues et coûteuses, tout cela pour se faire restituer leurs biens confisqués ou pour obtenir l’autorisation d’étendre leur engagement dans la société, que ce soit à travers l’éducation ou d’autres activités de bienfaisance. De plus, les Églises ont connu des revers de fortune graves, en marge des meurtres déjà mentionnés. On peut rappeler la procédure pénale de quatre ans intentée par l’État contre deux Turcs, protestants évangéliques convertis de l’islam, en les accusant d’insulte à l’identité nationale turque. Faute de preuves, ces accusations ont été abandonnées en octobre 2010, mais les accusés ont été condamnés pour avoir « collecté des informations sur des citoyens » et contraints à payer chacun une amende d’un montant équivalent à 3170 $, convertible en une peine de prison de sept mois56.

Actuellement, Ankara mène une action en justice pour confisquer des terres qui appartiennent historiquement au monastère orthodoxe syriaque de Mor Gabriel (fondé en l’an 379), dont l’évêque a encouragé les réfugiés chrétiens persécutés à revenir dans la région et à reconstruire leurs villages57.

Moins d’un an avant sa mort, Mgr Padovese avait été particulièrement déçu par le rejet de sa demande concernant l’affectation de l’église Saint-Paul à Tarse, servant actuellement de musée, afin qu’elle redevienne un lieu de culte régulier. Non seulement le pape avait lancé un appel personnel à cet égard, mais l’archevêque de Cologne, le cardinal Meisner, avait demandé à M. Erdoğan de rétablir l’église « comme geste de bonne volonté envers l’Europe ». Les médias turcs ont indiqué qu’Ankara avait rejeté ces demandes du pape, du cardinal Meisner et de l’évêque Padovese, malgré l’engagement des dirigeants catholiques à soutenir la construction d’une mosquée en Allemagne si le gouvernement turc rendait ce site sacré à l’Église et donnait la permission de construire un centre pour les pélerins58.

Le musulman M. Erdoğan reste dans la ligne directe de ses prédécesseurs ultranationalistes : il ne veut pas respecter le caractère historique et œcuménique du Patriarcat de Constantinople, à savoir sa prédominance sur les autres patriarcats de la communauté orthodoxe, forte de 300 millions d’adhérents à l’échelle mondiale, et il exige que le patriarche soit un citoyen turc de naissance. En octobre dernier, les autorités turques ont permis au Parti du mouvement nationaliste de droite de mener des prières islamiques en l’ancienne cathédrale arménienne de la Sainte Vierge, à Ani59.

Une « christophobie » enragée

Mgr Padovese pensait qu’il n’y aurait pas de fin à la guerre contre l’Église en Turquie jusqu’à ce que le public dans son ensemble ait rejeté les stéréotypes négatifs largement répandus, désignant les chrétiens comme des étrangers dangereux et subversifs au sein de la société. Il a particulièrement blâmé les médias turcs populaires qui perpétuaient un climat de haine. Il a donné deux exemples dans lesquels avait été impliqué le père Santoro, aujourd’hui assassiné. En premier lieu, ce dernier a été chassé d’un village près de Trabzon par un groupe d’enfants, pendant que des adultes soutenaient les jeunes par des applaudissements. Le journal local a rapporté l’incident sous ce titre « Un prêtre aperçu sur la route côtière », comme si sa présence à cet endroit justifiait l’action collective menée contre lui60 ! En second lieu, le quotidien Vatan a affirmé, après l’assassinat du prêtre Santoro, qu’il s’était rendu coupable en distribuant de l’argent aux jeunes pour les inciter à venir dans son église61.

Les chrétiens de Turquie ont été particulièrement alarmés par l’hystérie de masse attisée par la superproduction de 2006, La Vallée des loups. Ce film d’aventure se déroule au cœur de l’Irak post-Saddam. Cem Özdemir, un membre du Parlement européen d’origine turque, en a proposé une critique dans la revue allemande Der Spiegel : il dénonce les intentions racistes du film qui présente « les chrétiens et les juifs comme des guerriers répugnants, au service d’une guerre sainte, et des conspirateurs espérant utiliser leurs épées ensanglantées pour élargir ou récupérer le royaume de leur Dieu »62. Loin de prendre leurs distances à l’égard de ce film, les ultranationalistes et les hauts placés du camp islamiste l’ont encensé : « Ce film est absolument magnifique ... Il dépeint la vie de façon complètement réaliste », s’est exclamé Bülent Arınç, le porte-parole du parlement devenu ensuite vice-Premier ministre. Les conséquences néfastes que pourrait produire l’image négative des chrétiens et des juifs n’ont pas ému le président turc Gül. Il a refusé de le condamner, en disant qu’il n’était pas pire que de nombreux films hollywoodiens63. L’épouse pieuse de M. Erdoğan, quant à elle, semble être une inconditionnelle de ce film raciste64.

La « christophobie » de la presse de boulevard et d'« Istanbullywood » se retrouve également dans des documents d’État. Un rapport de renseignement national, mis en lumière par le journal Cumhuriyet en juin 2005, a révélé les mêmes sentiments dangereux, en contradiction avec les principes adoptés par M. Erdoğan lors de la présentation de l'« alliance des civilisations ».

Ce rapport intitulé « Les éléments et risques réactionnaires » met les groupes terroristes islamistes sur un pied d’égalité avec les missionnaires chrétiens, qui, prétend-il, couvrent la Turquie « comme une toile d’araignée » et cherchent à promouvoir des divisions dans les zones sensibles, telles la Mer Noire et l’Anatolie orientale. Selon ce rapport, les missionnaires chrétiens sont autant des catholiques que des orthodoxes, des protestants, ou d’autres groupes chrétiens et non chrétiens, comme les Témoins de Jéhovah et les bahaïs, ces derniers se rencontrant principalement chez les fonctionnaires, les hommes d’affaires libéraux et les artistes65.

Faisant écho au ténor du rapport de renseignement, le ministre d’État turc Mehmet Aydın – à la tête de la Direction des affaires religieuses de l’État et conseiller pour les questions religieuses auprès du Conseil de sécurité nationale (MGK) – a fait valoir que le but des missionnaires chrétiens était de « briser l’unité historique, religieuse, nationale et culturelle du peuple de la Turquie », en ajoutant que l’évangélisation était principalement « faite en secret »66. Cette affirmation a été reprise par M. Abdülkadir Aksu, le ministre de l’Intérieur de M. Erdoğan, qui a dit au parlement turc que les missionnaires chrétiens exploitaient les différences religieuses et ethniques, ainsi que les catastrophes naturelles pour gagner le cœur des plus pauvres. Après avoir souligné la nature secrète et subversive de cet effort, il a reconnu qu’il n’avait eu que peu de succès, ce qui est tout de même embarrassant : au cours des sept dernières années, seuls 338 convertis au christianisme (et six convertis au judaïsme) sur 70 millions de citoyens turcs67.

Un préjugé ancré dans la conscience populaire

Lorsque Le Premier ministre Erdoğan, en tant que politicien de l’opposition islamique, a annoncé en 1997 que « les mosquées sont nos casernes, les minarets nos baïonnettes, les coupoles nos casques et les fidèles nos soldats » (extrait d’un poème de Ziya Gökalp, un architecte du nationalisme turc du XIXe siècle, se fondant sur une synthèse de l’islam et de l'« origine ethnique » turque), il a non seulement fait une déclaration sur le rôle de l’islam dans la promotion des intérêts de l’État turc, mais il a également mis le doigt sur la perception turque de l’unité de la religion et du nationalisme. Citons à cet égard l’historien Bernard Lewis : « On peut encore parler d’Arabes chrétiens, mais un Turc chrétien est une absurdité et une contradiction dans les termes. Même aujourd’hui, après trente-cinq ans de république laïque, un non-musulman en Turquie peut être appelé un citoyen turc, mais jamais un Turc. »68

De nombreuses choses ont changé en Turquie au cours des 50 dernières années. Mais le caractère fondamental du nationalisme turc demeure. La nation turque raisonne encore en termes d’islam et d’origine ethnique turque, laissant peu de place à l’intégration des non-musulmans dans la vie de la nation. La plupart des chrétiens en Turquie appartiennent à des minorités ethniques. Dans le cas des Grecs et des Arméniens, ils sont identifiés, dans l’esprit du public, avec des États historiquement hostiles à la nation turque. Les catholiques et les protestants sont assimilés aux puissances occidentales qui ont imposé des conditions humiliantes à l’Empire ottoman, les forçant par exemple à protéger les non-musulmans et à parrainer l’activité missionnaire chrétienne.

Quatre universitaires d’origine turque ont mis en évidence cette suprématie islamo-turque dans un rapport commandité par l’UE en 2008 :

Malgré sa laïcité, l’État turc n’a pas été en mesure de surmonter la ségrégation des minorités non-musulmanes pour les intégrer dans la nation en tant que citoyens avec des droits égaux. Alors que les Turcs musulmans sont les « nous », les minorités non-musulmanes ont été classées comme les « autres »... elles sont perçues comme des « étrangers à l’intérieur ».

Les auteurs font d’autres observations au sujet du « concept de nationalité » qui prédomine en Turquie, ceci dans le contexte de la nécessité pour l’État de mettre fin à toute discrimination fondée sur la religion :

Malgré l’esprit du texte fondateur de la république, la notion de citoyenneté turque a été façonnée en fonction du contexte juridique qui prévalait avant les réformes du Tanzimat de 1839. Bien que la nouvelle république se définisse comme un État laïque, l’islam sunnite a régi le processus de construction de la nation. Il est un acteur culturel commun et unifiant de la majorité des habitants de la Turquie. Une personne qui n’est pas musulmane est généralement considérée comme un membre d’une minorité ou comme un citoyen turc, mais pas comme un Turc. Turc désignerait ainsi une appartenance ethno-religieuse à une communauté politique69.

La mesure dans laquelle ce phénomène culturel influence encore la société turque à l’échelon local est évidente, selon les conclusions d’un sondage d’opinion financé par l’UE en 2008. Ce sondage mené par deux étudiants turcs dans le cadre du « Programme d’enquête sociale internationale » a mis en lumière plusieurs éléments décisifs :
  • Un tiers des musulmans turcs s’opposeraient à avoir un chrétien comme voisin ;
  • Plus de la moitié estiment que les chrétiens ne devraient pas être autorisés à exprimer ouvertement leurs opinions religieuses dans une publication imprimée ou dans des réunions publiques ;
  • Plus de la moitié sont opposés au fait que les chrétiens servent dans l’armée, les services de sécurité, les forces de police et les partis politiques ;
  • Un peu moins de la moitié estiment que les chrétiens ne devraient pas être actifs au sein des services de santé70.

Avec de tels points de vue, la discrimination pure et simple et la forte menace de violence ne sont vraiment pas loin.

Conclusion

Toutes les preuves disponibles indiquent la présence d’éléments religieux et politiques prépondérants dans l’assassinat de Mgr Padovese. Si la vérité l’emporte sur les « mensonges pieux », comme l’archevêque de Smyrne le désire, Ankara et le Vatican auront à coopérer pour assurer une enquête complète et transparente sur la mort de l’évêque. La crédibilité d’une enquête dépendra de la libre vérification des détails de l’action criminelle elle-même ainsi que des circonstances plus larges qui l’entourent ; par exemple, d’autres actes de violence ou de « christophobie » et l’incitation à la xénophobie encouragée par les médias, l’industrie du divertissement et le système d’éducation. Cela signifie qu’il faudra pénétrer dans le souterrain des connexions entre le gouvernement turc, l'« État profond » et des groupes politiques radicaux. Cela signifie également qu’il faudra examiner les sources institutionnelles de la « christophobie » turque.

Une telle enquête conjointe peut avoir lieu en coopération avec la patrie de l’évêque défunt, l’Italie, ou avec les États-Unis, l’allié le plus important de la Turquie. Cela indiquerait une véritable mise en œuvre du dialogue islamo-chrétien. Une campagne parrainée par le gouvernement pour lutter contre la « christophobie » dans la société turque témoignerait aussi de la volonté de la Turquie à mettre un terme à son propre conflit de « civilisations historiques » en le remplaçant par une « alliance des civilisations » forte et équitable.

Dans les mois qui se sont écoulés depuis la décapitation de Mgr Padovese, M. Erdoğan et son gouvernement islamique n’ont pas pris de telles mesures. Cela est le signe d’un manque de volonté politique de rompre avec la tradition historique de la suprématie islamique et nationaliste en Turquie. Tant qu’aucun élément déterminant ne sera manifesté, la Turquie paraîtra toujours se retrancher derrière un islam d’orientation ottomane. Cela la met de plus en plus en contradiction avec les minorités chrétiennes, avec son ancien allié non-musulman Israël, et avec l’Occident.

La timide puissance de la papauté moderne, avec ses appels à la liberté de religion, peut exercer une influence positive sur la Turquie et le reste du monde islamique. Mais les puissances islamiques constatent, comme l’a fait Staline, l’absence de divisions militaires pontificales dans l’actuel conflit de civilisations. À moins que les nations chrétiennes sécularisées n’apportent plus fermement leur soutien, le Vatican n’aura guère d’autre choix que de suivre le courant dominant.

Notes

1 Selon l’International Religious Freedom Report 2009, département d’État des États-Unis, Washington DC, il y a environ 90 000 chrétiens en Turquie. Les sources vaticanes proposent un total de 30 000 catholiques (Catholic News Agency, Rome, 27 novembre 2006).
2 Asia News, Bangkok, 7 juin 2010.
3 Daniel Pipes, « Denying [Islamist] Terrorism » (Nier le terrorisme [islamiste]), in : The New York Sun, 8 février 2005.
4 « Remarks by President Obama to the Turkish Parliament » (Remarques du président Obama adressées au parlement turc) à Ankara, Bureau du secrétaire de presse, la Maison Blanche, 6 avril 2009, (2012-05-30).
5 Mgr Luigi Padovese, « Christen in der Türkei: Von der Wiege des Christentums bis zur verfolgten Minderheit» (Les chrétiens en Turquie : Du Berceau du christianisme à la minorité persécutée), exposé, Katholisches Pfarramt St. Ludwig (Paroisse catholique de Saint-Louis), Ansbach (Allemagne), 18 juin 2009.
6 « L’Église catholique au Moyen-Orient : communion et témoignage “La multitude de ceux qui étaient devenus croyants avait un seul cœur et une seule âme” (Actes 4 : 32) », Synode des Évêques, Assemblée spéciale pour le Moyen-Orient, Cité du Vatican, 6 juin 2010, (2012-05-30).
7 Ibid., p. 37 (adaptation libre).
8 Discours du pape Benoît XVI lors d’une rencontre avec les représentants de diverses communautés musulmanes à l’occasion de la XXe Journée mondiale de la jeunesse à Cologne, Libreria Editrice Vaticana, Rome, 20 août 2005, (2012-05-30).
9 « L’Église catholique au Moyen-Orient : communion et témoignage “La multitude de ceux qui étaient devenus croyants avait un seul cœur et une seule âme” (Actes 4 : 32) », loc. cit., pp. 10-12.
10 Ibid., p. 44.
11 ANSA News Agency, Cité du Vatican, 3 juin 2010.
12 Agence France-Presse, 4 juin 2010.
13 Asia News, 7 juin 2010.
14 Ministère turc de la Culture et du Tourisme, communiqué de presse, 3 juin 2010.
15 CNN, 3 juin 2010.
16 Déclaration du Premier ministre turc Recep Tayyip Erdoğan lors de la réunion inaugurale du Forum de l’Alliance des civilisations, Madrid, 15 janvier 2008.
17 Ynet News, Tel Aviv, 1er juin 2010.
18 Associated Press, 3 juin 2010.
19 Radio Vatican, 3 juin 2010.
20 Ibid., 4 juin 2010.
21 Radio Vatican, 4 juin 2010.
22 Le Figaro, Paris, 13 août 2004 & CatholicCulture.org, 17 décembre 2004.
23 Inter-Press Service, Rome, 20 avril 2005 & Agence France-Presse, 21 avril 2005.
24 « Foi, Raison et Université : souvenirs et réflexions », discours du pape Benoît XVI, Université de Ratisbonne, 12 septembre 2006, (2012-05-30).
25 Yeni Şafak, Istanbul, 17 septembre 2006 & Middle East Media Research Institute (MEMRI), dépêche spéciale, no 1297, 22 septembre 2006, (2012-05-30).
26 Ali Bardakoğlu, « La structure, la mission et la fonction sociale de la Direction des affaires religieuses », document consulté le 31 décembre 2010.
27 MEMRI, op. cit.
28 Ibid.
29 Catholic News Agency, 29 novembre 2006.
30 The Sunday Times, Londres, 29 novembre 2006.
31 Today’s Zaman, Istanbul, 14 mai 2009.
32 « Turquie : Assassinat du vicaire apostolique d’Anatolie », in : Documentation Information Catholiques Internationales (DICI), no 217, Paris, 26 juin 2010, p. 5, (2012-05-30).
33 Asia News, 10 juin 2010.
34 Ibid.
35 Gareth H. Jenkins, Between Fact and Fantasy: Turkey’s Ergenekon Investigation (Entre réalité et fantaisie : l’enquête Ergenekon de la Turquie), Silk Road paper, Central Asia-Caucasus Institute, Johns Hopkins University, Washington DC, août 2009 & H. Akın Ünver, « Turkey’s “Deep-State” and the Ergenekon Conundrum » (L'« État profond » de la Turquie et l’énigme Ergenekon), Policy Brief, no 23, The Middle East Institute, avril 2009, (2012-05-30).
36 Michael Rubin, « Erdoğan, Ergenekon and the Struggle for Turkey » (Erdoğan, Ergenekon et la lutte pour la Turquie), in : Mideast Monitor, 8 août 2008, (2012‑05‑30).
37 Today’s Zaman, 22 novembre 2008, 17 janvier 2009, 13 avril 2010.
38 Reuters, 4 octobre 2007.
39 Catholic News Service, 6 février 2006.
40 Asia News, 7 février 2006.
41 BBC News, 4 février 2008.
42 Today’s Zaman, 5 juin 2010.
43 Cf. note 36.
44 Ahmet Igduygu, Şule Toktaş et Bayram Ali Soner, « The Politics of Population in a Nation-building Process: Emigration of Non-Muslims from Turkey » (La politique de la population dans un processus de construction nationale : l’émigration des non-musulmans de Turquie), in : Ethnic and Racial Studies, février 2008, vol. 31, no 2, p. 363.
45 H. Akın Ünver, op. cit.
46 Asia News, 9 février 2006 &
BBC News, 2 juillet 2006.
47 Voice of America, 16 décembre 2007.
48 Behnan Konutgan, « Christians Still Second-class Citizens under Turkish Secularism » (Les chrétiens sont encore des citoyens de seconde classe sous la laïcité turque), in : International Journal for Religious Freedom, no 1, 2009, pp. 99-110 & Compass Direct News, 4 décembre 2009.
49 60 Minutes, CBS, 17 décembre 2009.
50 Today’s Zaman, 22 décembre 2009.
51 Hürriyet, Istanbul, 21 décembre 2009.
52 Otmar Oehring, « Turkey: What Difference Does The Latest Foundations Law Make? » (Turquie : Quelle différence apporte la dernière loi sur les fondations ?), Forum 18, Oslo, 13 mars 2008, (2012-05-30).
53 Hürriyet, Istanbul, 21 décembre 2009.
54 Orhan Kemal Cengiz, « Minority Foundations In Turkey: From Past To Future » (Les fondations des minorités en Turquie : du passé au futur), in : Today’s Zaman, 1re partie : 16 juin 2010, 2nd partie : 18 juin 2010.
55 Parlement Européen, Religious Freedom in Turkey: Situation of Religious Minorities (La liberté religieuse en Turquie : situation des minorités religieuses), étude, Direction générale des politiques externes de l’Union, Département des Affaires étrangères, Bruxelles, février 2008, p. 10, (2012-05-30).
56 Compass Direct News, 19 octobre 2010.
57 The Wall Street Journal, 7 mars 2009.
58 Catholic News Service, 3 août 2009 & Hürriyet, Istanbul, 6 août 2009.
59 Radio Free Europe/Radio Liberty, 1er octobre 2010.
60 Asia News, 8 février 2006.
61 Ibid., 14 mars 2006.
62 Spiegel Online, Hambourg, 22 février 2006.
63 The Times, Londres, 17 février 2006.
64 Deutsche Welle, Bonn, 20 février 2006.
65 Compass Direct News, 22 juin 2005.
66 Forum 18, 10 juillet 2007.
67 Compass Direct News, 22 juin 2005.
68 Bernard Lewis, The Emergence of Modern Turkey (La naissance de la Turquie moderne), London, Oxford University Press, 1961, p. 15.
69 Cf. Parlement Européen, op. cit., pp. 2 et 10.
70 Compass Direct News, 4 décembre 2009 & Hürriyet, Istanbul, 17 novembre 2009.

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