Neila Charchour Hachicha est la fondatrice du parti tunisien le Parti Libéral Méditerranéen [1]. Architecte, née à Tunis en 1955, Hachicha est la fille du défunt Mahmoud Charchour, éminent diplomate et figure clé du parti au pouvoir le Rassemblement Constitutionnel Démocratique, longtemps dirigé par l’homme fort et modernisateur, Habib Bourguiba. Après la prise du pouvoir par Zine El Abidine Ben Ali en 1987, Hachicha devient de plus en plus active dans l’opposition et est devenue l’une des chefs de files des voix dissidentes en Tunisie. A travers la plateforme de son Parti Libéral Méditerranéen elle appelle à mettre fin au pouvoir de l’Etat-Parti et l’instauration démocratique d’un système libéral fondé sur le multipartisme. Todd Orenstein, un assistant chercheur au Washington Institute for Near East Policy, a interviewé Hachicha par e-mail le 24 Février 2005.
Réformes en Tunisie
Middle East Quarterly : Qu’est-ce que le Parti Libéral Méditerranéen cherche à établir en Tunisie ? Quels sont ses objectifs ?
Hachicha : Le Parti Libéral Méditerranéen ou PLM croit que la démocratie peut consolider la cohésion nationale plutôt que de créer des divisions et de l’animosité au sein d’un même peuple. Plus spécifiquement, le PLM vise à consolider les visions du libéralisme politique et économique. Pendant trop longtemps nous avons enduré un système économique socialiste qui a facilité la dictature. Nous cherchons donc à éduquer autant le peuple que le régime sur la nécessité d’évoluer vers le libéralisme. Nous voulons aussi construire un support populaire autour de l’Union du Maghreb Arabe qui nous aidera à intégrer une région plus grande encore qui est la région méditerranéenne. En tant que femme Musulmane et Tunisienne, je me sens bien plus proche de la culture méditerranéenne que du monde Arabo-musulman. Mais, nous ne pourrons rien faire de tout cela sans la légalisation du PLM. En Tunisie, cette légalisation n’est pas un droit que l’on exerce mais plutôt une faveur que l’Etat peut choisir d’accorder ou de refuser.
MEQ : Ben Ali a gagné un quatrième mandat présidentiel en Octobre 2004 avec 94,49 pour cent des votes contre deux opposants. Ces élections étaient-elles légitimes ?
Hachicha : On ne peut pas dire que les élections étaient illégitimes. Le Rassemblement Constitutionnel Démocratique est au pouvoir depuis l’indépendance. Avec deux millions d’adhérents sa légitimité ne fait aucun doute. De plus, la communauté internationale soutien Ben Ali. Il a à son service exclusif le soutien de toute la machine étatique. Par conséquent Ben Ali détient une légitimité surtout parce qu’il est le chef d’un parti mais ceci est très différent d’une légitimité démocratique détenue à travers tous les Tunisiens. Les élections ont pu être légitimes techniquement, mais dans ces conditions elles ressemblaient bien plus à une course entre une voiture de sport et une chaise roulante. Elles étaient inéquitables et antidémocratiques à tous les niveaux.
MEQ : Comment est-ce que Ben Ali utilise les mécanismes de l’Etat pour marginaliser l’opposition ?
Hachicha : Le régime use de toutes sortes de procédures et moyens inéquitables et même illégaux pour réprimer l’opposition. L’accès aux médias et le soutien financier sont restreints au strict minimum même pour les candidats et partis légalement reconnus. Il en résulte que l’opposition demeure injustement méconnue. Il n’y avait aucune comparaison possible entre le temps accordé par la télévision au Président ben Ali et son épouse durant la campagne présidentielle, et le temps accordé aux autres candidats. Il n’y a eu aucun débat. Malgré l’illégalité la répression était importante. Alors que la démocratie requiert la responsabilité du leadership, le fait est que, seul le citoyen est tenu d’être responsable. Grâce à la complaisance citoyenne, il est plus qu’aisé pour Ben Ali de gagner plus de 90 pour cent des votes.
MEQ : Est-ce que la pression intérieure peut forcer Ben Ali à accepter les réformes démocratiques.
Hachicha : La pression intérieure est trop faible. Malgré sa nécessité, elle est loin d’être suffisante. Du fait que nous n’ayons aucune liberté d’expression et d’association et que l’intimidation est répandue, les Tunisiens se sentent inconfortables vis-à-vis de toute activité politique. La peur contrôle leur raisonnement. Par conséquent, aucun mouvement politique n’arrive à acquérir suffisamment de soutien populaire transparent apte à créer une pression sur Ben Ali. Nous sommes encore au stade où chaque mouvement politique essaye seulement de se construire une crédibilité afin de pouvoir acquérir une légitimité.
MEQ : Est-ce que les partis d’opposition détiennent un poids significatif dans le champ politique ?
Hachicha : Absolument pas ! Le régime ne montre aucune volonté de partager le champ politique. Il n’y a aucune ouverture pour un débat national. La situation est aggravée par le silence de la communauté internationale face aux abus du pouvoir. Lorsque le Président Bush a reçu le Président Ben Ali à la MaisonBlanche [2], Bush a insisté sur la nécessité de la liberté d’expression et des libertés politiques. Presque en même temps, le Président français Jacques Chirac a parlé du miracle tunisien et a dit que le premier des droits de l’Homme était de boire et de manger. Récemment aussi le Ministre de la Défense italienne a cité la Tunisie comme un exemple de démocratie dans la région. Espérons que la tournée du Président Bush en Europe [3] consolidera les relations trans-atlantiques et permettra aux Etats Unis et à l’Europe de coordonner leurs visions, déclarations et actions afin de nous aider à être plus confiants en nous-mêmes pour résoudre nos problèmes internes.
MEQ : Alors il y aurait un rôle pour la pression extérieure ?
Hachicha : La communauté internationale a bon nombre d’outils pour mettre la pression sur de tels régimes sans interférer dans les problèmes internes puisque nous pensons tous que la souveraineté nationale est très importante. Malheureusement, la communauté internationale n’a jamais mis de pressions sérieuses sur les dictatures jusqu’au 11 septembre lorsqu’un tel objectif a fait partie de l’agenda du gouvernement américain. Malgré cela, il y a encore des pays comme la France qui soutiennent les dictatures. De part l’Histoire et la position géographique l’impact politique européen reste plus important sur un pays comme la Tunisie que l’impact politique des Etats-Unis avec lesquels nous n’avons pas d’intérêts vitaux.
MEQ : Est-ce que l’Initiative de Partenariat de l’Administration Bush avec le Moyen Orient ou MEPI [4] peut rendre la pression américaine plus effective ?
Hachicha : Alors que Washington fait beaucoup d’efforts, je ne suis pas sûre que l’Administration Américaine soit entrain de résoudre les problèmes de la meilleure manière. Je vous donne deux exemples. Le MEPI est une excellente initiative qui offre beaucoup de moyens financiers pour renforcer la société civile dans le Monde Arabe. Mais dans un pays comme la Tunisie qui n’a pas de société civile indépendante, avec qui le MEPI va-t-il travailler ? Serait-ce avec la société civile légalement reconnue qui n’est qu’une extension du régime ? Ou va-t-il travailler clandestinement avec des associations ou des mouvements politiques non reconnus ? Je pense qu’avant de mettre à disposition des moyens financiers, l’Administration Américaine devrait favoriser un meilleur contexte politique qui permettrait aux sociétés civiles de se développer librement et équitablement. Ce n’est qu’à ce moment là que le MEPI sera efficient. C’est ironique, mais lorsque j’ai publié un résumé d’une conversation que j’ai eu avec Scott Carpenter, assistant député du Secrétaire d’Etat chargé du MEPI, dans lequel j’ai suggéré que l’Administration Américaine mette la pression sur les présidents élus à plus de 90 pour cent des votes, pour démissionner des partis au pouvoir afin de permettre l’émergence de nouvelles personnalités politiques, le gouvernement tunisien a censuré le site du PLM et le Département d’Etat Américain n’a montré aucun soutien. Alors quel genre de démocratie et de liberté d’expression sommes nous en droit d’attendre ? Les Etats-Unis ne devraient pas mettre moins de pression sur la Tunisie sous prétexte que nous sommes plus développés que le reste du Monde Arabe. D’autre part, beaucoup d’ONG Américaines ne sont pas autorisées en Tunisie alors qu’elles pourraient être d’excellents espaces de libertés, de coopération et de formation. Il est bien plus facile à l’Administration Américaine d’obtenir l’autorisation d’implanter ses ONG en Tunisie que pour les Tunisiens de former de telles organisations dans leur propre pays. Au moins les membres d’une ONG américaine ne seront pas persécutés.
MEQ : Qu’en est-il de l’Europe ? En 1998 la Tunisie a signé un accord de partenariat [5] avec l’Union Européenne qui oblige le gouvernement tunisien à promouvoir les Droits de l’Homme et le pluralisme politique. Cet accord a-t-il été effectif ? Est-ce que l’Union Européenne a représenté une force pour les réformes démocratiques ?
Hachicha : Oui, la Tunisie a signé un accord avec l’UE mais l’accord est bien plus économique qu’autre chose. Pour les droits de l’Homme et le pluralisme politique l’UE a mis très peu de pression du fait que le régime se défendait en avançant que des réformes politiques pouvaient mener à une débâcle du style algérien, et que celles-ci devaient être précédées par la résolution du problème Palestinien. Par ailleurs, alors que l’UE sait parfaitement que la démocratie commence par le respect des droits des minorités, sa priorité a continué à être la stabilité à tout prix. Seul un pluralisme superficiel sous le contrôle total de l’Etat a pu émerger.
Islamisme
MEQ : Le gouvernement Tunisien a interdit Al-Nahdha, le principal parti Islamiste. Est-ce que les Islamistes pourraient dominer une Tunisie démocratique ?
Hachicha : Si la Tunisie était une démocratie, Al- Nahdha ne dominerait point. Dans une dictature les Islamistes semblent être la seule opposition effective puisqu’ils ont accès au peuple à travers les mosquées et ne dépendent ni de la liberté de presse ni d’aucune autorisation d’association. En réalité, autant le régime que les Islamistes ont besoin l’un de l’autre. Le régime avance l’Islamisme pour justifier les restrictions démocratiques et les Islamistes s’appuient sur ces mêmes restrictions pour s’octroyer une légitimité.
MEQ : Mais est-ce que des réformes démocratiques ne mèneraient pas à une débâcle sanguinaire comme celle de l’Algérie en 1992 ?
Hachicha : Un parti Islamiste légal en Tunisie ne peut pas mener au scénario Algérien. N’importe quel parti que le gouvernement tunisien autoriserait, serait difficilement plus restrictif que le régime actuel. Par ailleurs, la Tunisie est immunisée contre le scénario Algérien pour deux raisons. La première tient de l’éducation des femmes et du code du statut personnel que le Président Bourguiba a imposé au début de l’indépendance. Ceux sont aujourd’hui, deux acquis irréversibles. Les femmes représentant la moitié de l’électorat, les Islamistes n’auront d’autre choix que de respecter leur voix. Deuxièmement, notre économie est basée sur le tourisme. Les Islamistes ne peuvent interdire le tourisme puisque contrairement à nos voisins, Algériens et Libyens, nous n’avons ni gaz ni pétrole. N’importe quel parti Islamiste sera donc tenu d’être modéré pour obtenir des votes et survivre dans l’arène politique. De plus, les différences post-indépendance entre l’évolution de l’Algérie et de la Tunisie limiteraient les atteintes Islamistes puisque la Tunisie a toujours été ouverte vers l’Occident alors que l’Algérie penchait surtout vers le nationalisme arabe. Par ailleurs, l’armée algérienne a joué un rôle politique important alors que l’armée tunisienne ne l’a jamais fait. Enfin, l’existence du pétrole est aussi très importante puisque la prospérité qu’il permet est une motivation de taille pour le peuple qui devient prêt à se sacrifier à la poursuite du pouvoir et du contrôle.
MEQ : Qui soutien les Islamistes Tunisiens ?
Hachicha : Officiellement personne ne les soutient. Officieusement nous pensons tous que les régimes islamiques les ont financés au moins jusqu’au 11 Septembre. Mais il reste utile de souligner qu’être un bon Musulman ne veut nullement dire être un Islamiste ou soutenir un mouvement politique Islamiste comme souvent Al-Nahdha s’en prévaut. Les Tunisiens sont des Musulmans modérés laïques dans leur mentalité même si la laïcité n’a jamais été inscrite dans notre constitution. Bien sûr depuis le 11 Septembre, les Tunisiens se sentent le devoir de protéger leur religion, mais ils ne soutiendraient pas massivement un parti Islamiste surtout après toutes les violences qu’ils ont pu voir en Irak venant des Islamistes sunnites. Les Tunisiens ne sont pas un peuple violent et ne permettraient jamais à des Islamistes étrangers d’importer leur violence. Quant aux chefs de file radicaux de l’Islamisme tunisien, ils sont depuis longtemps en exil en Occident. Le fait qu’ils ne rentrent pas chez eux indique qu’ils ne voient pas d’avenir prometteur ici. Au moins à l’étranger ils bénéficient d’un accès à la presse pour continuer leur démagogie.
Le Futur
MEQ : Les élections irakiennes auront-elles un impact sur la Tunisie ?
Hachicha : Bien sûr, il n’y a aucun doute à cela. Elles n’auront pas un impact seulement sur la Tunisie mais sur toute la région. Comme le Président Bush l’a dit[6]: « Les graines de la liberté ne poussent pas seulement là où elles sont semées ; emportées par des vents puissants, elles traversent les frontières, les océans et les continents pour prendre racine dans d’autres terres lointaines. » Les élections irakiennes n’affecteront pas immédiatement ceux qui sont déjà au pouvoir et peuvent obtenir 90 pour cent des votes, mais elles auront un impact certain sur la maturité politique de tous les peuples oppressés. Le processus de la liberté même s’il est lent et souvent violent, est irréversible maintenant. On peut le constater clairement en Irak, au Liban, en Egypte et même en Arabie Saoudite. L’effet domino fonctionne. Quant à la Tunisie, il y a seulement une année, je n’aurai pas osé exprimer mes opinions comme je le fait actuellement. Aujourd’hui, la politique du silence est autrement plus dangereuse sur le court terme que d’exprimer des opinions constructives. Espérons que Ben Ali écoutera attentivement pour éviter à la Tunisie une profonde crise politique.
MEQ : Vous avez écrit sur une initiative de réconciliation nationale[7]. Pourquoi une réconciliation nationale serait nécessaire dans un système politique apparemment stable ?
Hachicha : Vous le dites vous-même « Un système politique apparemment stable ». En effet, le Tunisie semble stable, mais il s’agit d’une stabilité imposée à travers la répression, une stabilité à un prix excessif en dignité et en droits humains. Or, nous avons besoin d’une stabilité construite autour des libertés individuelles, de la démocratie et d’un Etat de droit pour assurer une stabilité authentique et durable. Maintenant pourquoi la réconciliation ? L’Islamisme n’est pas une fatalité. L’Islamisme est la résultante de la dictature conjuguée à la pauvreté et au désespoir. L’Islamisme est la preuve que notre système politique a échoué à établir un Etat de Droit. Autant le régime que les Islamistes sont responsables de la dictature puisque tout deux de manières différentes ne respectent pas la constitution. Le cercle des condamnations étant contreproductif, nous avons besoin d’une réconciliation nationale. Sinon, quelle serait la crédibilité de n’importe quel mouvement démocratique d’autant que le régime renie l’existence de prisonniers politiques ? Comment pouvons-nous exclure même une minorité de citoyens du champ politique et prétendre en même temps être démocrate ? La réconciliation est la condition d’une vraie démocratisation. Si nous voulons être un exemple de démocratie dans la région, la première étape serait la démission du Président Ben Ali du parti au pouvoir. Nous avons besoin d’un gouvernement ouvert et non violent durant une évolution démocratique authentique et inclusive.
[1] Parti Libéral Méditerranéen at http://www.plmonline.org
[2] White House news conference, Feb. 18, 2004.
[3] Feb. 21-24, 2005.
[4] “Middle East Partnership Initiative,” U.S. Department of State, accessed Apr. 27, 2005.
[5] “The EU’s Relations with Tunisia,” EU External Relations, Europa website, accessed Apr. 27, 2005.
[6] White House news release, Bratislava, Slovakia, Feb. 24, 2005.
[7] Neila Charchour Hachicha, “Appel à la Réconciliation Nationale,” Parti Libéral Méditerranéen, Feb. 13, 2003