Middle East Quarterly

Fall 1998

Volume 5: Number 4

Pour moderniser, il faut jouer Beethoven

Adaptation française: Alain Jean-Mairet

Est-il possible de moderniser sans occidentaliser? Ce serait le rêve de nombreux despotes des quatre coins du monde. Des dirigeants aussi variés que Mao à gauche et Khomeiny à droite aspirent à la croissance économique et la puissance militaire, mais sans les désagréables distractions que constituent à leurs yeux la démocratie, l’État de droit et toute la notion de recherche du bonheur. Ils apprécient les technologies médicales et militaires américaines, mais rejettent sa philosophie ou sa culture populaire. Leur idéal est la technologie dépouillée de tout bagage culturel.

Malheureusement pour eux, il n’est possible de bénéficier pleinement des avantages de la créativité occidentale qu’en s’immergeant dans la culture qui la produit. La modernité n’existe pas par elle-même – elle est indissociablement liée à ses créateurs. Des taux élevés de croissance économique ne découlent pas simplement de lois fiscales adéquates, mais bien d’une population habituée à respecter les bases de la ponctualité, de l’éthique du travail et de la rémunération différée. L’équipage d’un bombardier à réaction ne peut pas être sélectionné dans un village, mais doit provenir d’une population imprégnée d’une très large vision du monde. La stabilité politique exige un sens des responsabilités que seule la société civile peut inculquer. Et ainsi de suite.

La musique occidentale démontre ce fait très clairement, justement parce qu’elle ne joue aucun rôle dans la modernisation. Le fait de jouer la Sonate à Kreuzer n’ajoute rien à son PIB; le plaisir d’assister à une opérette n’améliore en rien son image de puissance. Et pourtant, la modernité implique la maîtrise de la musique occidentale; la compétence en musique occidentale, en fait, reflète étroitement la richesse et la puissance d’une nation, comme le montrent les expériences en la matière des civilisations musulmane et japonaise. La répugnance des Musulmans à accepter la musique occidentale est la manifestation d’une difficulté plus générale face à la modernité; la maîtrise japonaise de tous les styles de musique, du classique au jazz, aide à comprendre de très nombreux aspects de son évolution, de la vigueur de sa monnaie à la stabilité de ses institutions.

Musulmans

Chez les Musulmans, le choix musical est lié à de profondes questions identitaires. Les Musulmans laïques tendent à apprécier la musique européenne et américaine, qu’ils considèrent comme un signe de libération et de culture. Ziya Gökalp, le principal théoricien du nationalisme laïc turc, écrivit au début des années 1920 que les Turcs

sont confrontés aujourd’hui à trois types de musique: les musiques orientale, occidentale et populaire. Laquelle ou les quelles appartiennent à notre nation? Nous avons vu que la musique orientale est à la fois mortelle et non nationale. La musique populaire est notre culture nationale, la musique occidentale est la musique de notre nouvelle civilisation. Aucune de ces deux dernières ne peut nous rester étrangère.

Plus récemment, alors que les sécularistes turques étaient attaqués de toutes parts, des foules se pressaient pour assister à des concerts de musique classique occidentale à guichets fermés. Pour reprendre les termes d’un reporter, ces événements étaient «devenus le point de ralliement symbolique des défenseurs de la laïcité turque». Dans un geste riche de sens, l’ambassade turque à Téhéran donna un concert de deux heures de musique classique à la fin décembre 1997, en l’honneur du Nouvel An (chrétien) imminent. Peu d’événements culturels peuvent souligner avec tant de netteté le contraste entre les visions d’Atatürk et de Khomeiny.

En revanche, les fondamentalistes musulmans, qui nourrissent une méfiance permanente à l’égard de l’Occident, craignent que sa musique n’ait un effet insidieux sur les Musulmans. Lorsque Necmettin Erbakan était premier ministre de Turquie, en 1996 et 1997, il entrava les activités des ensembles de danse, des orchestres symphoniques et des autres organisations d’inspiration occidentale. Et il augmenta les aides à des groupes prônant des formes musicales traditionnelles.

Pour les fondamentalistes, le simple fait d’écouter de la musique occidentale est un signe de loyauté douteuse envers l’Islam. Un orateur d’un rassemblement de fondamentalistes à Istanbul flattait ainsi son audience en lui disant: «Voici la vraie Turquie. Ceci n’est pas la foule d’esprits futiles qui sortent pour voir [sic] la Neuvième Symphonie.» Un quotidien iranien publia un poème qualifiant l’opposé des Iraniens croyants opprimés et tués par les soldats irakiens comme des amateurs de musique classique – des femmes au «voile relevé» (c’est-à-dire refusant la modestie islamique) et des hommes «au ventre rebondi» (c’est-à-dire qui profitent du marché noir). Le même poème, intitulé «Pour qui bougent les archets des violons?», affirme que les concerts de Mozart et de Beethoven favorisent le «ver de la culture monarchique». En d’autres termes, quiconque écoute Une petite musique de nuit doit être un traître à la République islamique. Ou à l’Islam lui-même: un Tunisien affirme ainsi au sujet de ces deux mêmes compositeurs qu'«un Arabe commence à trahir dès qu’il aime écouter Mozart ou Beethoven».

Et si les compositeurs du XVIIIe siècle agacent à ce point les fondamentalistes musulmans, que doivent-ils penser de la musique rock et du rap? La musique populaire américaine incarne les valeurs que les Musulmans considèrent comme les plus répréhensibles de la culture occidentale – la célébration de l’individualisme, de la jeunesse, de l’hédonisme et d’une sexualité débridée. Le groupe fondamentaliste pakistanais Hizbullah a ainsi qualifié Michael Jackson et Madonna de «terroristes» culturels qui aspirent à la destruction de la civilisation islamique. Le porte-parole du groupe explique cette crainte:

Michael Jackson et Madonna sont les porteurs de flambeau de la société américaine, de ses valeurs culturelles et sociales (…) qui détruisent l’humanité. Ils ruinent les vies de milliers de Musulmans et les conduisent à la destruction, loin de leur religion, de leur éthique et de leur moralité. Les terroristes, ce ne sont pas seulement les gens qui posent des bombes. Ce sont aussi ceux qui blessent les sentiments d’autrui.

Le communiqué du Hizbullah se termine par une demande de faire comparaître les deux Américains devant un tribunal pakistanais.

La déclaration du Hizbullah révèle les raisons pour lesquelles les fondamentalistes se méfient de la musique occidentale: elle démoralise les Musulmans et les distrait des graves exigences de leur foi. Ahmad al-Qattan, un prêcheur palestinien vivant au Koweït, estime que la musique occidentale «suscite le plaisir et l’extase à la manière des drogues» et explique:

Je demande souvent aux gens: «Que ressentez-vous quand vous écoutez Michael Jackson, ou Beethoven, ou Mozart?»

Ils me répondent: «Oh, je sens mon cœur déchiré de l’intérieur.»

Je dis: «À ce point?»

Et ils me répondent: «Oui, par Dieu, à ce point. Soudain, je me sens voler. Un moment, je pleure, l’autre je ris, puis je dance, puis je me suicide.»

Notre Dieu, nous cherchons refuge auprès de toi, contre les chants et ses démons.

L’ayatollah Khomeiny avait des opinions identiques, comme il l’expliqua à une journaliste italienne:

Khomeiny: La musique émousse l’esprit car elle crée des sentiments de plaisir et d’extase, comme les drogues. Votre musique, je veux dire. D’ordinaire, votre musique n’exalte pas l’esprit, elle l’endort. Et elle détruit [sic] nos jeunes gens, qui en deviennent empoisonnés, et qui ne soucient plus alors de leur nation.

Oriana Fallaci: Même la musique de Bach, Beethoven, Verdi?

Khomeiny: Je ne connais pas ces noms.

Mais, et de manière peut-être surprenante, Khomeiny adoucit ce verdict: «Si leur musique n’émousse pas l’esprit, elle ne sera pas interdite. Certaines de vos musiques sont permises. Par exemple, les marches et les hymnes (…). Oui, vos marches sont permises.» D’autres rejoignent Khomeiny dans cette exception pour la musique militaire. Qattan, par exemple, distingue entre la musique dégénérée et la musique utile: «Pas de Mozart et pas de Michael Jackson, pas de chants et pas d’instruments, seulement des tambours de guerre.» Les Musulmans fondamentalistes avancent que l’extase pouvant être créée par la musique occidentale n’est admissible que si elle aide des jeunes gens à marcher à la mort.

(Par ailleurs, il est intéressant de relever que les marches sont la seule musique occidentale qui ait subi une influence notable du Moyen-Orient: les Gypsies introduisirent la musique turque – ou celle des janissaires – en Europe au XVIIIe siècle. L’armée autrichienne semble avoir été la première à adopter ce genre. Il s’accompagnait de nouveaux uniformes exotiques et de nouveaux instruments à percussion tels que des tambourins, des triangles, des cymbales et, symbolisme révélateur, des croissants. Quelques tonalités plus gracieuses ajoutaient à l’exotisme. Peu après, ces éléments apparurent également dans les grands orchestres; Mozart utilisa pour la première fois de la musique de style turc dans un sketch datant de 1772 et les effets «turcs» sont particulièrement sensibles dans son Enlèvement au Sérail de même que dans la finale de la Neuvième Symphonie de Beethoven. Dans un sens, donc, en appréciant les marches, le Moyen-Orient se replonge dans ses propres innovations.)

En revanche, les autorités turques marchent d’un autre pas, comme si souvent, et font appel à la musique classique pour tranquilliser leurs troupes. Les agents des forces spéciales anti-émeute fameuses pour le maniement du bâton et pour leur action très rude contre les manifestants, sont forcés d’écouter Mozart et Beethoven dans les bus qui les emmènent sur les lieux d’intervention, pour se calmer.

D’autres fondamentalistes affichent des opinions divergentes sur le type de musique admissible, un débat symbolisé par le Centre culturel du roi Fahd, une magnifique salle de concert de 3000 places à l’extérieur de Riyad, en Arabie Saoudite. Peu avant sa mort en 1975, le roi Faysal approuva la construction de ce centre dans le cadre d’une série de lieux de loisirs qui devaient transformer Riyad, sa capitale, en une belle cité moderne. Achevé en 1989 pour un coût global de 140 millions de dollars, il allie le luxe de matériaux nobles – marbres parfaits, bois précieux – à des équipements techniques ultramodernes, dont un système d’éclairage laser et une scène hydraulique.

Mais rien n’y a jamais été joué. Un diplomate étranger qui parvint à visiter ces installations en souffrance découvrit cependant qu’une équipe de 180 employés avaient passé près d’une décennie à maintenir le bâtiment et ses jardins en parfait état. Il fallait pour cela non seulement soigner les fleurs des plates-bandes, mais climatiser l’ensemble des locaux toute l’année afin d’en préserver les délicates boiseries. Pourquoi ce centre culturel n’est-il pas utilisé? Parce qu’il offense la très stricte sensibilité islamique prévalant en Arabie Saoudite. Une source indique qu’en apprenant que de la musique de style occidental allaient y être jouée par des ensembles mixtes (mélangeant les hommes et des femmes), les dirigeants religieux du pays «devinrent fous furieux».

La saga de la salle de la salle de concert de Riyad illustre bien le débat sur la musique occidentale en cours parmi les Musulmans fondamentalistes. Le roi Faysal, pourtant fervent dans sa foi islamique, pensait qu’il s’agissait là d’un plaisir acceptable, mais les autorités religieuses saoudiennes en jugèrent autrement. D’autres fondamentalistes expriment également d’autres avis. L’auteur d’une rubrique de conseil d’un hebdomadaire musulman de Los Angeles admet que «la musique composée d’accords doux et de qualité, avec des chants mélodieux utilisant des expressions et des notions pures est acceptable dans l’Islam», à condition que cela ne mène pas «au mélange des hommes et des femmes». Ali Hoseyni Khamenei, le guide spirituel iranien, juge «la promotion de la musique (…) incompatible avec les objectifs du système islamique». En conséquence, il rejette l’enseignement de la musique aux enfants et interdit «toute musique entraînante menant à la débauche», même jouée par des orchestres non mixtes. Le télé-évangéliste égyptien Sheikh Muhammad ash-Sharawi alla plus loin et condamna les Musulmans qui s’assoupissent en écoutant de la musique classique occidentale plutôt que d’assister à l’enregistrement d’un récital coranique. Inspirés par ses paroles, des fondamentalistes exaltés de Haute-Égypte attaquèrent un concert et brisèrent des instruments de musique, ce qui leur valu une arrestation.

Vu la prévalence de telles attitudes, il n’est guère surprenant que les musiciens musulmans adeptes de la musique occidentale n’aient accompli que peu de chose. Comme le relève l’historien Bernard Lewis, «bien que quelques compositeurs et musiciens talentueux issus de pays musulmans, notamment la Turquie, aient obtenu de grands succès dans le monde occidental, la réponse à leur musique reste relativement modeste parmi les leurs». Ainsi, ils ne jouissent d’aucune renommée ou influence notables hors de leur pays natal et, même là, restent des personnalités mineures.

Japon

Le Japon est si différent! Certes, les premières réactions à la musique occidentale y furent négatives: en entendant un chant d’enfant à Hawaii, Norimasa Muragaki, un membre de la toute première ambassade japonaise installée aux États-Unis en 1860, en compara le son à celui d'«un chien qui hurle dans la nuit». Mais quelques années plus tard, les Japonais prêtaient une oreille déjà beaucoup plus favorable à la musique occidentale, à tel point que la musique y incita certains à adopter la religion occidentale. En 1884, Shoichi Toyama affirmait ainsi que «le Christianisme devait être adopté premièrement pour les progrès musicaux qu’il procure, deuxièmement pour favoriser la compassion envers ses semblables ainsi qu’une coopération harmonieuse et, troisièmement, pour les relations sociales entre les hommes et les femmes.» Relevons qu’il mentionne la musique en premier.

Des Japonais découvrirent rapidement que la musique occidentale leur permettait de mieux exprimer leurs sentiments que leurs propres traditions. En quittant le sol de la France, le fameux écrivain Nagai Kafu (1879–1959) songeait avec mélancolie aux beautés de la culture française:

Quelle que fut mon ardeur à chanter des chansons occidentales, elles me semblaient toutes très difficiles. N’avais-je donc d’autre choix, du fait d’être né au Japon, que de chanter des chansons japonaises? Existait-il une chanson japonaise exprimant mon sentiment d’alors – un voyageur qui s’était immergé dans l’amour et les arts en France, et qui retournait à la dernière extrémité de l’Orient pour n’y rejoindre que la mort, aboutissement d’une vie monotone? (…) Je me sentais totalement abandonné. J’appartenais à une nation qui ne possédait aucune musique permettant d’exprimer les émotions débordantes et les angoisses déchirantes.

Kafu décrit ici des émotions presque entièrement inconnues des Musulmans.

La tradition musicale locale pratique des échanges intensifs avec la musique occidentale. Les wood-blocks, des instruments traditionnels japonais, sont devenus des éléments standards de la percussion de jazz. La musique traditionnelle japonaise a influencé de nombreux compositeurs occidentaux, dont John Cage, très directement. La méthode Suzuki appliquant les techniques traditionnelles japonaises d’apprentissage par cœur pour enseigner le violon aux enfants a fait de nombreux adeptes en Occident. Yamaha vend plus de 200 000 pianos par an, et est le plus grand fabricant mondial d’instruments de musique.

Par retour des choses, la musique classique européenne et la musique populaire américaine se sont intégrées dans le paysage musical japonais. Tokyo possède neuf orchestres professionnels et trois opéras, ce qui lui confère le plus important potentiel de talent en musique classique européenne dans le monde. Seiji Ozawa, le directeur musical du Boston Symphony Orchestra, passe pour le plus célèbre des chefs d’orchestre japonais. Les pianistes Aki et Yugi Takahasi et le percussionniste Stomu Yamashita comptent parmi les artistes classiques de grande réputation.

Les compositeurs japonais restent encore peu connus hors du Japon, mais leur rythme d’activité est considérable. Toru Takemitsu, qui s’est fait une spécialité d’explorer le timbre, la texture et les sonorités de tous les jours dans les médias tant européens que japonais, est peut-être le plus renommé au plan international. Akira Miyoshi compose de la musique classique occidentale. Toshi Ichiyanagi, Jo Kondo, Teruyaki Noda et Yuji Takahashi composent de manière avant-gardiste. Shinichiro Ikebe, Minoru Miki, Makato Moroi et Katsutoshi Nagasawa composent pour des instruments japonais traditionnels. Le joueur de marimba Keiko Abe est le plus connu des musiciens japonais et Toshiko Akiyoshi le plus fameux des joueurs de jazz.

Au Japon, la musique classique européenne a perdu son caractère étranger pour devenir un art entièrement indigène. En cela, le Japon ressemble aux États-Unis, un autre pays qui a importé la presque totalité de sa musique classique. De même que les Américains ont adapté la musique à leurs propres goûts et usages – en jouant l’Ouverture 1812 le 4 juillet, par exemple –, les Japonais ont fait de la Neuvième Symphonie de Beethoven l’accompagnement musical des fêtes de Noël et du Nouvel An. Non seulement les principaux orchestres du pays jouent la symphonie tout au long du mois de décembre, mais des chœurs gigantesques (jusqu’à plus de 10 000 participants) répètent des mois durant avant de chanter à tue-tête l’Ode à la Joie lors de concerts publics.

En matière de musique pop, les Japonais, comme presque le monde entier, idolâtrent les pop stars américaines et soignent leurs propres talents locaux. Mais leur intérêt intense pour le jazz est encore plus intéressant: le marché japonais du jazz est si vaste qu’il influence la musique produite aux États-Unis. Les boîtes de jazz (où la musique est jouée dans les meilleures conditions techniques) s’y sont multipliées et le Japon abrite chaque année de très nombreux festivals de jazz. Le mensuel Japanese Swing Journal tire à 400 000 exemplaires (contre seulement 110 000 exemplaires pour le plus réputé des magazines américains, Downbeat) et près de la moitié de certains albums de jazz américains sont achetés par des Japonais. En fait, selon un producteur américain, Michael Cuscuna de Blue Note Records, «le Japon a maintenu les ventes de jazz à un niveau record pendant toute la fin des années 1970 presque à lui seul. Sans le marché japonais, beaucoup de labels indépendants auraient probablement disparu ou auraient dû cesser de produire de nouveaux titres.» Ce marché est trop important pour risquer de le perdre, de sorte que les Américains et d’autres artistes doivent se soucier toujours davantage des goûts japonais.

Pour ce qui est de la créativité japonaise, les résultats sont encore modestes – les compositeurs et les musiciens ne s’éloignent que peu des styles importés de l’étranger –, mais l’existence d’un marché intérieur vaste et diversifié procure un terrain fertile où de jeunes musiciens japonais peuvent s’exercer, puis se lancer dans l’innovation. De premières tentatives de combinaisons du jazz et de la musique traditionnelle japonaise sont apparues – ces mélanges pourraient bien influencer le jazz tout autant qu’ils l’ont fait pour les créations architecturales et vestimentaires. Il semble raisonnable de prédire que les Japonais seront devenus l’une des forces majeures du jazz avant longtemps.

Les Japonais se lancent dans d’autres voies musicales aussi. Le karaoké, dispositif qui joue les versions instrumentales de chansons populaires et en affiche le texte au fur et à mesure, permet aux chanteurs amateurs de montrer leurs talents dans les bars, ce qui fait la joie de nombreux habitués. Non seulement le karaoké est devenu un article de divertissement standard dans le monde entier, mais les bars spécialisés japonais caractéristiques (avec leurs hôtesses, une mama-san et le microphone du karaoké) se sont largement répandus en Occident. Les appareils de karaoké sont vendus dans les magasins Sears Roebuck et ont acquis une clientèle nombreuse et enjouée, quoique souvent légèrement grisée.

Conclusion

Les réactions respectives des Musulmans et des Japonais à la musique occidentale reflètent bien la nature de leur rencontre avec la civilisation occidentale. Dans l’histoire, les Musulmans ont toujours approché l’Occident avec méfiance, craignant de perdre leur identité. Cette retenue les a empêchés de se plonger dans l’étude de l’Occident ou d’acquérir les talents techniques et commerciaux nécessaires. Ils restent constamment en retrait, supportent plutôt qu’ils ne reçoivent les vagues successives d’influence occidentale, peinent à les maîtriser et n’exercent pratiquement aucune influence sur l’Occident.

Les Japonais se comportent très différemment. D’abord, ils se lancent à cœur perdu dans le nouveau domaine, sans craindre de compromettre leur propre identité. Ensuite, ils acquièrent des aptitudes, égalent et même battent l’Occident à son propre jeu. L’orchestre de Tokyo est ainsi à la musique ce que Toyota et Nissan sont à l’automobile. Puis les Japonais créent des coutumes originales, basées sur leurs traditions (karaoké) ou sur un amalgame de différentes cultures (la Neuvième de Beethoven pour le Nouvel An). Enfin, ils développent des techniques adoptées à leur tour par les Occidentaux – la méthode Suzuki est le parallèle musical du just-in-time de l’industrie automobile. En définitive, ils ont absorbé la civilisation occidentale dans sa globalité, écarté ce qui ne les intéressait pas et pris, puis maîtrisé, ce qui les enthousiasmait.

Ainsi, la réaction à la musique occidentale exemplifie bien l’expérience d’une civilisation dans son ensemble avec la modernité. Son manque d’utilité pratique en fait un facteur de réussite d’autant plus éloquent. Pourquoi en est-il ainsi? Parce que, comme le souligne Lewis, «la musique, comme la science, est un élément de la citadelle intérieure de la culture occidentale, l’un de ses secrets intimes que le nouveau-venu doit pénétrer pour la découvrir». La musique représente le défi de la modernité: la compétence dans ce domaine ne peut s’acquérir qu’à travers l’aptitude à gérer tout ce que l’Occident peut produire d’autre. La résistance musulmane devant la musique de l’Occident en symbolise le refus plus généralisé, tandis que les Japonais ont su en pénétrer la citadelle intérieure. Bref, pour s’épanouir et connaître un développement florissant, il faut savoir jouer Beethoven aussi bien que les Occidentaux.

Daniel Pipes, a historian, has led the Middle East Forum since its founding in 1994. He taught at Chicago, Harvard, Pepperdine, and the U.S. Naval War College. He served in five U.S. administrations, received two presidential appointments, and testified before many congressional committees. The author of 16 books on the Middle East, Islam, and other topics, Mr. Pipes writes a column for the Washington Times and the Spectator; his work has been translated into 39 languages. DanielPipes.org contains an archive of his writings and media appearances; he tweets at @DanielPipes. He received both his A.B. and Ph.D. from Harvard. The Washington Post deems him “perhaps the most prominent U.S. scholar on radical Islam.” Al-Qaeda invited Mr. Pipes to convert and Edward Said called him an “Orientalist.”
See more from this Author
A Weaker U.S. May Compel Allies to Increase Strength
October 7 Changed Everything in Israel, They Said. But Did It?
The Array of Threats Facing Israel Make It Unlike Any Other Contemporary State
See more on this Topic